C'EST A TOI DE VOIR
l'automne 1978
J'ai rédigé des dizaines de lettres, adressées ? des ministres, ? des ministres-secrétaires d'état, ? des organisations internationales. Je sollicitais l'appui de chacun, afin que je puisse faire sortir ma fille de l?-bas.
C'est en étrang?re que j'écrivais aux autorités d?un pays auquel je n'appartenais pas, mais il m'était infiniment plus facile de le faire que si, étant en Roumanie, je m'étais adressée ? des autorités de mon pays.
Chez nous, avant d'entreprendre une démarche aupr?s des services publiques, nous nous munissions de conseils et de noms, nous faisions l'effort de nous figurer des scénarios, d'imaginer les attitudes éventuelles de ceux auxquels nous allions exposer nos doléances. Les conseils de l'un et de l'autre pouvaient nous ?tre utiles, parce que nos probl?mes étaient peu nombreux et toujours les m?mes : l'espace locatif, la sécurité du travail par lequel nous gagnions notre existence, l'approbation, pour un laps de temps limité, d'un passeport. Les conseils des autres pouvaient ?tre salutaires, parce que nous risquions l?essentiel : la liberté, le pain quotidien.
Chez nous, une pétition devait traduire le probl?me personnel dans le langage du discours idéologique, car le fonctionnaire qui allait recevoir la demande ne s'attendait ? lire qu'un nombre restreint de formules et toute autre rédaction aurait paru une aberration.
Quand nous portions une pétition, nous envisagions toutes les questions que le représentant de l'organisme respectif pouvait nous poser aussi bien que les formules qui devaient ?tre énoncées par nous, en répondant, et non pas la vérité que nous aurions aimé dire, mais dont personne ne voulait. Nous préparions une série d'explications détaillées, comme devant une instruction judiciaire.
Ici je m'adresse aux autorités avec le sentiment que j'écris pour le regard d'un ?tre humain qui va lire les lignes d'un autre ?tre humain ; mes lignes ont beau ?tre simplistes, la réception pourrait bien en ?tre conventionnelle, au moins un individu se sera exprimé dans cette rencontre, moi, qui ai écrit, et cela n'est pas une petite chose. Dans le pire des cas, le papier sera jeté ? la corbeille sans ?tre lu.
Chez nous, le pire des cas restait toujours en suspens, telle une donnée inconnue dans un voyage dangereux, car chaque papier adressé ? une administration quelconque entrait aussi dans un dossier de la police secr?te qui contrôlait toutes les institutions et ce papier pouvait se transformer ? tout instant imprévisible en un acte d'accusation.
Ici, j'ai fait toutes les démarches seule et j'ai découvert l'appui respectueux des services publiques. Et pourtant, j'avais de la peine ? me débarrasser de mes anciennes réactions.
Une fois, apr?s mon arrivée en France, je ne pus me présenter ? la date fixée pour une convocation officielle ; je me demandai, et je demandai autour de moi, avec quels détails je devais fournir les explications, en sollicitant la remise de la date.
Les portes d'un monde inconnu s'ouvrirent ? moi quand E*** me dit :
- Tu ne dois pas te disculper, mais juste faire connaître ton impossibilité de te présenter ? cette date. Ta réponse va communiquer un état de fait et une décision, non pas des motivations. Tu ne dois dire que : j'ai un emp?chement.
Une autre fois, je devais prendre une décision importante ; comme chez nous, je sollicitai des conseils, je demandai aux amis ce que je devais avoir ? l'esprit afin d'améliorer ma capacité de décision, je voulais savoir leur opinion sur la décision souhaitable.
E*** me dit ? cette occasion :
- Tu prends des informations et tu y réfléchis : c'est ? toi de voir.
C'est ? toi de voir ! C'est ? toi de voir ! Comme un adulte ! L?-bas, chacun était dépendant, tel un enfant arriéré : aupr?s de ceux avec lesquels il cohabitait ; aupr?s des chefs et des gens de l'appareil, qui auraient pu rendre sa vie encore plus difficile ; aupr?s des vendeurs, dans les mains desquels se trouvaient sa nourriture et ses v?tements - aussi bien ce qu'il y avait dans le magasin que ce qui était attendu pour un terme indéfini.
...? toi de voir... et l'apprentissage de la vie en liberté continuait.