LE  RESPECT  DU  CITOYEN

1979

28 mai, ? l'aube

Aujourd'hui je dois aller ? l'ambassade roumaine pour "régler" ma situation. Depuis que j'ai ouvert les yeux, ce matin, une image me poursuit : celle d'une ancienne voisine de la ville de mon enfance, une personne que je n'ai pas rencontrée depuis un quart de si?cle et qui, v?tue d'un tailleur gris, me paraît maintenant plus âgée et plus forte. Je ne saurais dire d'o? surgit cette image tenace : d'un r?ve fait cette nuit et que j'aurais oublié ? de ce que j'avais entrevu, sans enregistrer, hier, en marchant dans les rues de Paris ? de ma fantaisie?

30 mai

Les autorités roumaines ont dit ? ma fille qu'elle ne recevrait pas les formulaires pour la demande du passeport avant que je ne "r?gle" ma situation. C'était pour remplir cette formalité - déposer une demande de renonciation ? la qualité de citoyen roumain et un montant important d'argent en esp?ces - que je me trouvais, il y a deux jours, ? l'ambassade roumaine ; anxieuse, comme tous ceux qui ont entendu ce qui peut se passer dans de pareilles ambassades, j'avais annoncé ? la police française et ? quelques amis l'heure ? laquelle j'y entrais et l'heure approximative ? laquelle je devais en sortir. Les vingt-quatre heures qui ont précédé ma visite ? l'ambassade, la peur se tenait dans mon coeur, telle une pelote faite de froids fils métalliques.

A l'intérieur de l'ambassade il y avait des Roumains dans des situations diverses - pour la plupart, des personnes qui demandaient une petite prolongation de leur visa de touristes.

J'ai rencontré deux maçons, venus comme moi, pour renoncer ? la qualité de citoyen roumain ; ils étaient jeunes et lumineux. L'un des deux s'adresse ? moi :

 - Est-ce que vous ?tes touriste ?

 - Non.

 - Moi non plus. Je suis resté il y a deux ans. Cela m'a été tr?s difficile : le mal du pays. J'ai eu la chance de trouver du travail d?s le premier jour. J'ai l?-bas mon p?re, il est vieux. Il y a deux jours j'ai tué le cochon et je l'ai préparé avec du sel et du saindoux, pour le porter en automne ? mon p?re. Mon patron m'a donné deux jours de libres et je suis venu "régler" ma situation pour aller ? la maison.

Ils entr?rent chez le consul et notre conversation s'interrompit. Quand ils sortirent, ce fut mon tour d'y entrer. J'aurais aimé les retrouver en quittant le bureau du consul et les entendre encore ; ? la fin de mon entrevue, je suis descendue dans le hall o? nous avions attendu ensemble, je les ai cherchés du regard, ils n'y étaient plus.

Entre temps étaient arrivés dans le hall d'autres Roumains.

A une table se trouvaient assises deux personnes : un jeune homme, au-dessous de la trentaine, chétif, les joues creuses, la voix éteinte, l'expression du malheur sur son visage, la frayeur dans ses yeux ; renversé sur une chaise devant lui, il y avait un homme bien nourri et bien v?tu, au visage cruel et vulgaire, s?r de lui-m?me, qui lui parlait rudement, en l'outrageant, et cela sans aucun effort de discrétion, c?était plutôt bien le contraire. Le jeune homme avait demandé l'asile politique, mais il ne pouvait plus endurer le déracinement et voulait rentrer au pays.

- Pour demander l'asile ! tu as su te précipiter. Maintenant il faut attendre pour obtenir le droit de rentrer ! ricanait le bien nourri.

- Je n'en peux plus, je me meurs, l?-bas j'ai de la famille, ici je suis seul, je ne connais pas la langue, je vous prie...

Des larmes et des gouttes de transpiration coulaient sur ses joues, et ses mains tremblaient. Je savais ce qu'il y avait dans l'âme du jeune homme qui n'en pouvait plus et qui était venu ? l'ambassade o? on parlait sa langue, pour dire sa souffrance et pour ?tre écouté. De nous deux, c'était lui qui avait le plus besoin de l?ambassade du pays.

J'étais le citoyen qui s'était détaché de son état d'origine et qui remplissait les derni?res démarches pour cette séparation, et c'était moi qu'ils accueillaient dans le cabinet du consul, o? une chaise m'était offerte et o? ils s'adressaient ? moi avec respect.

Dans le hall, parmi les Roumains qui demandaient une courte prolongation de leur visa de touristes, se trouvait, v?tue d'un tailleur gris et bien plus forte qu'autrefois, une ancienne voisine de la ville de mon enfance.

Fatigués mais exaltés, tenant dans leur main un cabas avec des aliments pour la journée (le touriste roumain n'a pas de devises et doit partir ? l'étranger avec des conserves du pays), ils demandaient cette prolongation du visa d'une voix humble, le dos courbé et avec un large sourire de soumission. Ils faisaient la queue, et une fois arrivés devant le guichet, ils étaient expédiés s?chement.

A l'ambassade de son pays, le citoyen roumain était traité comme une loque. Pour ?tre respecté par les autorités de l'état, il devait cesser d'en ?tre le citoyen.