RENAITRE
juillet 1979
Apr?s avoir perdu ma soeur et avoir quitté mon pays, mon foyer et mon travail, une partie de moi-m?me s'est évanouie. Au bord d'un seuil instable, o?, ce qui était resté de moi s'accrochait ? grand-peine ? la vie, seule et oppressée par des soucis que je ne m'avouais m?me pas ? moi-m?me, je voyais les défaillances de la raison qui glissait seulement sur des surfaces et qui répétait toujours les m?mes pauvres figures - maintenant, et jour apr?s jour, insuffisantes.
Pour décider, j'avais d? crier la question avec tout mon ?tre et pas seulement avec ma simple capacité de raisonner. L'espace nécessaire ? la concentration est né de la souffrance et de l'intensité avec lesquelles je m'étais posé des questions ; elles avaient nettoyé ma vie intérieure de toutes sortes de broutilles et de rebuts qui y traînaient.
Le désespoir a soufflé sur une poussi?re qui gisait en moi et qu'il a écartée, et il a mis ainsi en lumi?re des énergies que je ne me connaissais gu?re ; et j'ai surtout compris que l? ce n'était qu'un début. Les couches inconnues que j'ai découvertes dans mon âme me laissaient soupçonner d'autres couches intérieures, cachées encore, telles celles qui avaient été insoupçonnées jusqu'? hier et qui aujourd'hui me complétaient ? l'évidence.
J'ai aussi trouvé une source de force dans le repos de l'esprit sur la limite entre le soi et ce qui l'entoure - repos qui faisait ressortir l'unicité de l'?tre.
De mani?re inattendue, m?me les syllogismes que j'enchaînais ont acquis de la vitesse et de la rigueur, comme si la raison et ses propres structures se nourrissaient d'autre chose que de ce qui constituait la raison. Je sentais que je bougeais entre des idées vivantes, produit d'une pensée en perpétuelle effervescence et en confrontation permanente avec la réalité et les lois de la logique. Les idées vivantes se trouvaient dans un devenir continuel : elles se ramifiaient, diminuaient ou augmentaient, en modifiant leur volume ; elles ne restaient jamais ce qu'elles avaient été ? leur naissance, mais elles ne changeaient jamais en leur contraire.
Chaque fois quand mon affectivité réagissait, j'essayais d?analyser ma réaction, de voir si je pouvais l'influencer et comment je le pouvais, et j'obtenais ainsi un plus de connaissance et m?me de "moi".
Serais-je jamais arrivée ? ce point s?il n?y avait pas eu sur le cours de ma vie cette douloureuse coupure qui m'a fait don de solitude et de silence ?
Le déroulement des jours et des semaines et le changement des saisons ne m'apparaissent plus comme une fuite du temps, mais juste une variation du décor dans lequel ma réflexion bouge. Ma réflexion bouge et se déploie et je ne vois pas le temps qui passe.
Le sapin devant la fen?tre et les peupliers au bord du trottoir ; vis-?-vis, des bâtiments dont les murs sont divisés en carreaux égaux par des fen?tres identiques ; parfois, les feuilles des arbres frémissent devant le mur en repos ; le soir, des fen?tres s'éclairent, signes discrets d'autres existences ; agréable, sans ?tre admirable, tout cela est propice ? la pensée ; pendant les journées grises de l'hiver, comme sous le soleil de l'été, je regarde sans que mon attention soit sollicitée et je peux me concentrer.
Tel un masque rigide qui serre un visage et qu'une main habile enl?ve, en rendant au visage ses mouvements, se détachent de moi les inhibitions et je m'exprime.
J'écris sur la premi?re page d'un cahier qui vient de m'?tre offert. Sur chaque page, un cadre compliqué, tracé en couleurs pâles : des motifs floraux et une végétation qui semble surgir d'un vaste ensemble côtoient des images o? se passent toutes sortes de choses : des vagues déferlent, des bateaux avancent ? grande vitesse, des oiseaux volent, un poisson saute de l'eau... Des images nouvelles, riches et dynamiques et mon regard s'y attache. En peu de temps elles me seront assez famili?res pour me paraître statiques, anonymes, silencieuses, et alors mes pensées auront la quiétude nécessaire pour bouger, et l'écriture va couvrir les dessins.
Je regarde, j'écoute, je m'étonne quand je ne comprends pas, je pose des questions, je suis l'explication, j'en demande encore, si celle qui m'a été donnée ne m'a pas éclairée ; et de nouveau j'écoute, faisant l'effort de saisir la cohérence, en dehors de laquelle ne peut plus penser mon esprit venu de parages o? la cohérence était incessamment chassée.
Je vois, j'entends, je constate ; je compare ; je réfléchis ; je communique de vive voix. Des idées et des images viennent vers moi, comme jaillissant d'une source riche.
Certaines d'entre elles s'éparpillent dans les discussions et dans les lettres, telle l'eau qui se perd dans les sables ; d?autres sont portées dans mon esprit et d'autres encore sont bri?vement notées sur le papier - ce qui leur donne une existence également fragile, car l'image et l'idée ne sauraient ?tre ébauchées. Des idées et des images qui ne sont pas encore fixées et qui continuent de bouger - tels des objets qui auraient été jetés et non pas mis en ordre, dans une immense valise, dont le poids, inégalement distribué, fatigue et déstabilise le voyageur.
Besoin de m'arr?ter, de prendre place, de respirer, d'écarter l'agitation et de me recueillir ; ensuite, de mettre en ordre tout ce qui s'est entassé, afin que je puisse porter images et idées sans m'épuiser et avec les chances de progression et de fertilité qui leur appartiennent.
*
Fragment d?une lettre jamais envoyée :
En arrivant ? ce point, je songe ? vous, qui - bien que je fusse une inconnue - m?avez donné avec tant de simplicité la chaleur de votre coeur, quand autour de moi soufflait le vent froid de la solitude (et peut-?tre m?me du néant), qui avez pensé pour moi, quand je ne savais pas - et je n?aurais pu savoir - comment penser, qui avez eu une place pour moi dans votre famille, et je vous revois, devant les yeux, tels que je vous ai rencontrés, au fil des heures et des semaines. Marie-Aimée, Genevi?ve, Elisabeth, Georges, Philippe, Maurice, Michel, Dani?le, Mich?le, Marie-Louise, Xavier, Catherine - c?est ? vous, aupr?s desquels j?ai pu renaître, que je pense maintenant.