II
ICI et LA-BAS
ao?t 1979
Me promenant dans Paris.
Que de choses peuvent t'inviter, ici et maintenant, toi, homme de la rue, ? colorier de temps ? autre ton quotidien de bouts de r?veries vagabondes. Te pousse ? r?ver le décor m?me, avec les belles maisons, o? des vies se passent, inconnues de toi, et pourtant vaguement entrevues, ne serait-ce que par les fen?tres éclairées.
L'île Saint-Louis au crépuscule - des hôtels qui étaient l? il y a trois cents ans comme aujourd'hui, et o? la vie n'a pas cessé de couler, avec des naissances et des morts, des mariages et des enfants, des familles et des solitudes, la vie avec ses joies et ses tristesses.
Sur les Champs-Elysées - ces affiches, faites pour plaire, qui offrent de belles images du monde entier aux yeux qui les regardent. Des jeunes, sac ? dos, montent sur des pentes vertes : "En Autriche c'est comme ça qu'on aime la randonnée". Une côte rocheuse, une mer tourmentée, le fragment d'une voile, dont le reste est baigné par des vagues en col?re : "Il se rappelle qu'ici de grands marins avaient tremblé...la planche haut de gamme".
Les existences tellement variées des autres nourrissent l'imagination ; chacun y trouve de quoi r?ver pour soi-m?me : son propre devenir, dans des profondeurs de l'esprit encore insoupçonnées ; la rencontre du grand amour ; la reconnaissance de ses mérites professionnels et une brillante carri?re ; la gloire de l'artiste; ses idées originales et ses travaux de génie couronnés de grands prix ; succ?s de public et venant directement du public ; des voyages sur les chemins de l'exotisme ou de l'aventure ; un v?tement d'exquise élégance, un meuble ancien, de beaux objets inutiles ; des gadgets ; de l'action - faire, faire mieux... Les aimables, les banales et discr?tes r?veries égocentriques.
L?-bas : dans les belles maisons vivent des personnes dont l'existence est souillée de mensonges ; ils font leurs achats dans des magasins sans vitrines, des magasins spéciaux, o? tu n'as pas le droit d'entrer, toi, homme de la rue ; ? leur existence ne r?vent pas ceux que tu respectes, bien qu'ils doivent se démener, ceux-ci, du matin jusqu'au soir pour se procurer...de l'huile, du fromage, de la viande, une chambre pour le fils qui va se marier, du café, un passeport, des médicaments, du gaz...Temps, énergies, jeunesse, intelligence et imagination sont drainés par cela : se procurer... Chacun sait ? l'avance ce qu'il verra ? la télévision et dans les journaux (les applications des directives...) et seules les catastrophes instantanées peuvent créer des surprises. Optimiste, l'homme ne dit pas : "aujourd'hui c'est mieux que demain", mais...
Partout dans les rues, les photographies des dirigeants et les slogans du parti, auxquels personne ne croit, et qui proposent une sorte de collectivisation du r?ve ; de tels contre-faits - lourds et laids - prétendent remplacer nos tendres r?ves, les r?veries qui caressent tous nos âges, les débuts difficiles, les échecs acceptés et les convalescences. Le r?ve relaxant et stimulant - éphém?res représentations de l'esprit en vacances, qui se prélasse dans les impalpables variantes de l'infiniment possible - d'o? prend-il encore des forces pour vaguer?
Le r?ve, deviendrait-il le privil?ge de ceux qui ont le pouvoir?