III

NOTES  BREVES

1978- 1979

Chez nous, les voitures étaient rares; c'est pourquoi elles circulaient, pour la plupart, toutes leurs places occupées. Je ne vois qu'un seul passager dans la majorité des nombreuses voitures qui circulent ici; autour de lui, vide, il y a un espace qui a presque les dimensions d'une chambre dans les bâtiments nouveaux de chez nous (o? il est considéré que quelqu'un puisse dormir, prendre ses repas et travailler); ? la différence de ces chambres, il y a parfois aussi le téléphone dans la voiture. C'est pourquoi l'une de mes premi?res images, lors de mon arrivée dans la banlieue parisienne, avait été celle de centaines de maisonnettes avançant au milieu des rues.

Mais en m?me temps, comme il est coupé du monde, le passager unique d'une voiture; rentrant ? la maison, il ne dira pas: "devine qui j'ai rencontré aujourd'hui dans la rue ?"

 

Le go?t largement présent pour l'extravagance - l'une des conséquences de la vie dans les grandes villes ; on y arrive par deux voies opposées.

D'un côté, dans l'anonymat de la grande foule, l'extravagance devient un moyen de s'imposer aux regards. D'un autre côté, justement parce que, dans la grande ville, l'individu se perd dans la foule, les raisons du contrôle de soi-m?me diminuent, et certains prennent plus facilement la liberté de défier les normes de la cité.

 

Autour de moi, la course permanente. En courant, l'homme perd les moyens d'agir sur le temps : par sa réflexivité, qui amplifierait le temps, en montrant plusieurs de ses facettes - tel un couloir de miroirs, au milieu duquel avancerait une image ; par l'intensité de sa vie intérieure, qui rendrait le temps plus dense et qui pourrait m?me lui faire saisir l'éternité dans l'instant. Mais pour cela il faudrait que l'homme ne coure pas toujours.

 

Dimanche. Entrant ? Beaubourg, je regardais les spectacles d?amateurs qui se déroulaient sur la place - surtout du cirque et de la pantomime - devant lesquels s?arr?taient les promeneurs de ce jour férié, désireux d?un divertissement gratuit et sans heures fixes d?entrée. Dans le cirque et la pantomime (qui me semble ?tre un art d?interprétation, par excellence, cérébrale) l?attention du spectateur est attirée par les subtilités de la technique maîtrisée.

A un moment donné, sont apparus, au début sans ?tre remarqués, deux jeunes hommes qui chantaient un flamenco, en s?accompagnant de la guitare. Tels de petits ruisseaux qui changent leur cours pour se réunir, les spectateurs qui se trouvaient ? divers endroits de la place se dirigeaient vers eux, les entouraient.

Je suis entrée dans la biblioth?que. Apr?s une heure je suis sortie pour jeter un regard sur la place : les deux jeunes continuaient ? chanter, entourés par la foule, et les autres artistes amateurs étaient partis, probablement restés sans public. Les deux jeunes offraient sentiments et chaleur et les hommes - ici comme ailleurs - en ont besoin, m?me s?ils ne se l?avouent pas.

 

Le désir de comprendre ceux qui sont différents de moi s'accroît rien qu'? entendre autour beaucoup de langues étrang?res, compl?tement inconnues, et que tant d'autres utilisent pour tout ce que l'homme veut exprimer.

 

Chaque fois que je lis, vois ou entends quelque chose de bien écrit, bien dit ou bien construit, je réalise ? nouveau combien de ?moi? perfectibles existent ; ils existent et ils doivent acquérir l?art de co-exister.

 

M'éloigner de ce qui ne permet pas la paix du recueillement. Les nombreuses choses diverses et menues dont Z*** parle, en les laissant se succéder au hasard, font naître et grandir en moi un ennui que je ne connaîtrais jamais dans la solitude ; comme si j'étais contrainte ? suivre la trajectoire, avec de multiples arr?ts, d'un moustique. Le papotage ressemble parfois ? la pollution : fait de vaines paroles sans tension, il produit dans l'espace intérieur une sorte de bourdonnement ; m?me apr?s avoir mis fin ? la conversation et apr?s avoir quitté l'interlocuteur, ce bourdonnement se prolonge et nous emp?che de nous retrouver, nous-m?mes, car il ne permet pas ? nos propres ressources - qui existent, mais que nous ignorons - de paraître et de nous poser sur la voie de notre progression.

Les fantasmes excessivement amplifiés peuvent également nous emp?cher d'?tre et d'avancer.