IV
ETONNEMENTS
1978, Paris
Je rencontre autour de moi une sorte de devoir du soupçon, que certains - ceux qui savent - semblent puiser dans l?un ou l?autre des mod?les de pensée qui circulent. Des opinions que j?entends pourraient se réduire aux préjugés suivants (qui contribuent, comme tout préjugé, ? l?affaiblissement de l?esprit critique) :
- Tout est simple et tout peut s'expliquer ; ce n?est pas un hasard que...
- Il n'y a pas de criminel, mais il y a des coupables ; le crime et la violence, comme d'ailleurs, la paresse, la négligence, l'incapacité, l'incompétence - car tous les hommes naissent également doués - sont des produits, dont la responsabilité revient ? la société. Toutes les actions négatives sont justifiées par... (appartenance ? une catégorie sociale démunie, rejet de l?ordre existant au nom de ?l?avenir radieux? de toute l?humanité, relations oedipiennes, etc.)
- Il n'y a pas de valeurs. Il n'y a pas, bien s?r, de chefs-d'oeuvre, car il n?y a pas de valeurs esthétiques ; les écrits de Shakespeare représentent seulement les intér?ts d'une certaine classe sociale, donc ils sont suspects.
- C?est mon opinion ? moi. Chacun avec son opinion.
Et voil? que l?opinion (de chacun) constitue une sorte d?omni-connaissance qui ne peut ?tre remise en question. Ainsi, la subjectivité, avec tout ce qu?elle a d?instable et de partiel, se substitue ? la recherche, s?oppose ? l?effort et ? la réflexion, écarte l?esprit des sentiers de la connaissance. Il en découle parfois, telle une conclusion, le droit, pour chacun, de trancher pour les autres.
Une partie de ces préjugés refusent les faits réels ; ils transf?rent la culpabilité pour des méfaits perpétrés, ils déresponsabilisent le fautif (serait-il irresponsable ?), ils expriment le désintér?t pour la victime ; ils ne voient pas l?unicité de chacun de nous, ? laquelle ils opposent l?indifférenciation et ils oublient la complexité de la vie.
Quand on ignore tant de choses dans la nature et dans notre propre ?tre, comment ne pas s?étonner de toute explication - qui se veut définitive - du mérite, de l'impéritie ou de l'échec? Je suis frappée par le mépris du facteur biologique et par l?ignorance de sa propre ignorance. Surtout par l?ignorance de sa propre ignorance.
Je me prom?ne dans Paris et je regarde.
Dans le métro, un jeune homme demande agressivement de l'argent : je suis mis en sursis par la police, je ne veux plus ?tre emmerdé par les flics... Il est furieux quand un passager ne lui donne rien, il crie contre les passagers (la plupart, de pauvres gens comme moi) : vous ?tes des bourgeois !
Une image courante dans les couloirs du métro : un jeune homme, assis par terre, le visage caché dans ses mains ou entre ses bras, demande de l'argent par un texte écrit ? la craie ? côté de lui et qui commence : Sorti de prison... Comme s'il disait : "je suis une victime". Pourtant il ne s'agit pas d'un détenu politique, mais de quelqu'un qui a d? ?tre condamné pour vol, coups, viol ou une autre forme de violence qui s'attaque ? la liberté et au droit de vivre d'un ?tre humain.
Le nombre de ces jeunes hommes laisse supposer que les passants répondent positivement ? leur demande d'argent, ce qui indique, une fois encore, que la vie de cette société est exempte de nos graves probl?mes (telle, dans les asiles, l'existence misérable des enfants et des vieilles gens, égale ? une mort lente) ; leur fréquence sugg?re aussi la présence, dans ce monde, d'un sentiment confus de culpabilité.
le 9 juillet
A Beaubourg. Je parcours l'exposition de l'architecture soviétique. Collée dans un espace libre, au coin de l'un des panneaux, une modeste affiche, ayant les dimensions d'une feuille enlevée ? un livre de format moyen, rappelle que Alexandre Guinzbourg est toujours emprisonné. Il avait été arr?té et condamné la premi?re fois en 1962, pour avoir créé une revue du Samizdat ; il avait été arr?té de nouveau et condamné, en 1967, ? cinq ans de camp, parce que, ? la suite du proc?s illégal contre les écrivains Siniavski et Daniel (condamnés ? sept et ? cinq ans de camp), il avait constitué Le Livre blanc de l'affaire Siniavsky-Daniel ; aujourd'hui Guinzbourg est toujours enfermé.
Pendant que je lis cette affiche, passent ? côté du panneau deux hommes, qui, tout en marchant, y jettent un regard ; l'un des deux laisse tomber avec mépris: "anti-soviétique!".
Ce que l'affiche écrit est vrai : Guinzbourg est un détenu innocent. Toute personne au courant des faits peut se dire, en entendant quelqu'un qualifier cette affiche d'anti-soviétique, que (dans ce cas) la vérité est "anti-soviétique".
D'un autre côté, pour celui qui connaît l'histoire de l'arrestation de Guinzbourg, sa détention tient de l'erreur ou du crime. Celui qui apprend qu'une erreur ou un crime ont été commis, doit condamner le fait aussi bien que son auteur et demander que justice soit rendue. Dans ce cas, le terme "anti-soviétique" serait l'attribut d'une action qui revendique la justice.
Demander la justice, c'est l'une des premi?res manifestations - spontanées et naturelles - de la conscience morale. Est-ce que le sentiment m?me de la justice, comme expression de la conscience morale, serait "anti-soviétique"?
Peut-?tre que les deux visiteurs de l'exposition ne connaissaient pas le cas de Guinzbourg. Ne déduit-on pas alors, qu?en disant "anti-soviétique", ils font la preuve de leurs ignorances ?
Et au contraire, ne déduit-on pas qu??tre pro-soviétique peut signifier : ne pas réagir devant certains crimes (ou erreurs), comme dans le cas de la détention d'un innocent ; accepter certaines informations sans esprit critique ; dans le meilleur des cas, ?tre tout simplement dénué de certaines informations.
Mais pourquoi y aurait-il des personnes désinformées dans ce bâtiment o? se trouve la biblioth?que publique de Beaubourg, qui poss?de, ? la disposition de ceux qui veulent ?tre informés, des milliers de volumes en acc?s libre ? Est-ce que l'absence d'information serait l'une des conditions pour rester pro-soviétique?
Dans les années cinquante ? Bucarest, j'ai entendu, pendant des sessions scientifiques universitaires, des critiques sév?res, faites aux auteurs de communications de zoologie, de botanique et de biologie, pour ne pas avoir précisé que les progr?s dans leurs domaines étaient dus ? "l'application des travaux de génie du génial I.V.Staline, guide de la lutte pour la paix dans le monde". J'ai écouté aussi l'auteur d'une communication de géométrie qui commençait par dire que le progr?s de la géométrie en général, et de sa propre recherche en particulier, était d? ? l'application de... et qui finissait avec une citation du m?me. On avait introduit chez nous ce que, depuis quelques dizaines d'années, faisaient les Soviétiques (auxquels des Occidentaux rendaient gloire, depuis aussi quelques dizaines d'années ; l'écrivain André Stil, ne se déclarait-il pas honoré de recevoir le prix Staline, ?le prix qui porte le nom de l?homme que nous aimons le plus, le guide s?r de toute l?humanité progressiste? ? - L?Humanité, 18 mars 1952).
Dans les années soixante-dix, sur un journal mural de l'ambassade chinoise de Bucarest, il y avait une série de photos qui représentaient un médecin en train de préparer une opération de l'utérus : il lisait avec ardeur le petit livre rouge de Mao.
Dans nos pays, ces aberrations étaient vues et entendues comme les manifestations d'un pouvoir absolu qui exigeait une confirmation permanente de la soumission réflexe et totale au syst?me ; de telles formules étaient souvent énoncées par les plus craintifs - parfois, aussi, par les plus menacés - et toujours par ceux qui voulaient maintenir leurs privil?ges (ministres, artistes, écrivains et professeurs lauréats, etc.). Les autres - le pays entier - se taisaient.
Mais un Occidental - et il y en a eu - qui écoutait de telles phrases sans rire aux larmes, participait ? un rituel grotesque. Et combien y en avait-il, qui soutenaient le mensonge et son cort?ge d'horreurs, dont (de quelques-unes, au moins) ils avaient d? entendre parler, rien que pour leur profit personnel : la délectation fantasmatique (perçue comme un acte de générosité) de celui qui pense contribuer ? "l'avenir radieux" de toute l?humanité.
D'ailleurs Sartre n'écrivait-il pas, dans son "Autoportrait ? soixante-dix ans" ? : ?... apr?s ma premi?re visite en U.R.S.S., en 1954, j'ai menti.? Et aussi : ?... je pense que le phénom?ne concentrationnaire en Chine est beaucoup moindre qu'en U.R.S.S., m?me s'il est sans doute terrible...? Mais cela ?n'emp?che pas l'optimisme?.
Ce fut une fois restée en Occident que, perplexe, je découvris ces lignes publiées en 1976 (Siuations X).
Beaucoup de gens ont besoin d'un syst?me tout pr?t, qui leur donne l'impression que le monde peut ?tre connu et qu'ils pensent (sans qu'ils aient nécessairement ? penser) et, en égale mesure, de quelque chose de nouveau, qui les ravive. Selon Wittgenstein, les explications données par Freud ?intéressent extr?mement les gens?, parce qu?elles ont le ?charme de détruire des préjugés.? En particulier attrayante est ?une explication du type : <<Ceci, c?est en réalité seulement cela.>>?. (?Leçons sur l?Esthétique?)
C?est ainsi, qu?? partir de certaines observations - jadis partiellement judicieuses et surtout formulées de mani?re péremptoire - des créateurs de syst?mes, qui ont établi des dogmes et ont bâti un ?appareil? neuf du connaître, ont eu un grand succ?s aupr?s d?un grand public.
1979
le printemps, Paris
Il y a quelques années, Sartre a tenu une conférence de presse sur les conditions de détention du terroriste (et meurtrier) Baader, mais il ne s?est pas manifesté publiquement en faveur de tant de détenus innocents - dont il connaissait l'existence - de nos pays. Avec eux, la solidarité s?évanouissait.
Sont-ils encore nombreux ceux que l?Union Soviétique éblouit ? A l'encontre des évidences, pour certains, la chim?re du monde soviétique, ? reproduire chez soi, survit, maintenue par des mots, telle une fantasmagorie substituée au réel.
Montaigne, dans son essai ?Des boyteux? : ?Notre discours est capable d?estoffer cent autres mondes et d?en trouver les principes et la contexture. Il ne luy faut ny matiere, ny baze ; laissez le courre : il bastit aussi bien sur le vuide que sur le plain, et de l?inanité que de matiere...?
Le discours qui contribue ? entretenir le mirage du mod?le soviétique se maintient par sa capacité de créer, chez ceux qui le débitent, des illusions sur leur propre personne. J'ai l'impression que certaines gens croient obtenir, grâce ? ce discours, une sorte d'assurance sur leur intelligence et leur culture, leur maturité et ? la fois leur jeunesse, leur personnalité, leur générosité et leur renommée, une assurance sur chacune de ces qualités, sinon sur toutes ? la fois.
Beaucoup d'entre nous peuvent tomber dans la tentation de prendre une pareille assurance. La tentation est d'autant plus forte que, en répétant un discours, et bien que notre jugement personnel reste au repos, nous gagnons des illusions bon marché d'activité et de préoccupations ; nous gagnons aussi la bonne conscience que peuvent donner de belles paroles qui exigent la générosité, et, avec les slogans - énoncés ou écoutés - le confort de nous retrouver dans la ?commune fourmili?re qui parle d?une seule voix?, comme disait Le Grand Inquisiteur, dans Les fr?res Karamazov.
Serait-ce également pour cela que les membres des partis communistes occidentaux, c'est-?-dire des dizaines de milliers de personnes qui étaient censées savoir ce que sont la souffrance physique, la mort et le deuil, sont restées indifférentes devant les exterminations massives que tous les partis communistes au pouvoir ont perpétrées dans nos pays ?
Pendant ce dernier quart de si?cle - apr?s la reconnaissance officielle, par le rapport Khroutchev, d'une partie importante des crimes perpétrés sous Staline - je ne peux comprendre l?apologie de l?Union Soviétique venant d'un intellectuel qui a le devoir de se renseigner dans tout domaine o? il prend des positions théoriques et pratiques. Il est inconcevable qu'un médecin op?re une tumeur sans en regarder la radiographie qui existe et que tout le monde peut voir. Quelles qu'en soient les raisons, ceux qui, de nos jours, cachent les atrocités commises dans les pays totalitaires pourraient ?tre comparés ? des complices de meurtriers en pleine activité.
Pourquoi ? Pourtant l'Occident ne se trouve pas sous occupation étrang?re.
Je ne comprends pas.
Je viens de voir le film Quintet (Altmann) : la fin du genre humain sur une terre couverte par les glaces polaires et la fin de l'humanité, effondrée sous des ressentiments et des actes de violence. Technique admirable, des images bien travaillées et le vide des aspirations.
Je crois que les cinéastes, les écrivains et les critiques littéraires qui cultivent exclusivement la forme ne seraient pas inquiétés, dans un premier temps, par la mise en place du totalitarisme : leur produit, ressemblant au résultat d'un jeu plutôt qu'? une vision en qu?te de l'essentiel, ne défend pas de valeurs et il n'y aurait pas d'antagonisme entre eux et le syst?me. Ce ne serait qu'en un second temps qu'on leur demanderait de se taire devant le mensonge, ensuite d'y souscrire et de le faire passer pour la vérité.
été, Paris
Ici, la semence jetée dans la terre germe et la voie qu'on prend m?ne ? un endroit o? elle laisse place ? d'autres voies qui s'entrouvrent et l'homme peut essayer de connaître ses propres limites : de la compréhension, du courage, de l'effort, de la persévérance... exactement le contraire de ce qui se passe l?-bas, o? tout est rigidité, fermeture, interdiction, et o? l'homme, qui ne peut bouger, ne saurait connaître ses propres limites.
Un syst?me rigide qui étouffe la créativité et qui promeut, sans aucune autre exigence, seulement ceux qui le soutiennent, rend impossibles aussi bien le sentiment de la réussite authentique que celui de l'échec réel. Cela explique la méfiance de chacun devant la promotion de l'autre et son absence de clarté en ce qui concerne sa propre personne.
Mais c'est peut-?tre ce qui attire dans le marxisme-léninisme certains de ses adhérents du monde libre : la possibilité de se faire des illusions sur leurs propres limites.
Les millions d'?tres humains qui ont fui nos pays et leurs conditions d'existence, hostiles ? la vie, ont choisi la souffrance du déracinement, alors qu?ici, ? l'Ouest, quelques milliers d'hommes et de femmes passent leur quotidien en efforts permanents pour instaurer exactement les conditions qui se sont bien avérées hostiles ? la vie. Chaque semaine accroît en moi l'étonnement devant cette fascination, nullement justifiée, qui, depuis longtemps, paralyse ici l'esprit critique, lorsqu'il s'agit de l?Union Soviétique, du discours marxiste-léniniste ou du nihilisme pur.
Et je ne comprends pas.