Lorsque nous parlons des expériences de vie nous ne faisons généralement pas référence aux lectures, bien que celles-ci puissent influencer parfois, et m?me de façon fondamentale, la conception que nous avons sur le monde. Les expériences de vie sont déterminées plutôt par les changements de contexte, par les situations peu communes auxquelles on doit se confronter ou par les personnes singuli?res qu'on rencontre. J'ai lu quelque part que le PDG d'une grande compagnie, probablement multinationale, se rappelait que, lorsqu'il avait travaillé un été comme peintre en bâtiment dans une équipe de gens tatoués qui n'avaient aucune formation de type intellectuel, il avait constaté ceci: "Si on me demandait ce que j'y ai appris, je répondrais tout simplement que j'ai appris ? peindre les murs. Mais les vraies leçons que j'ai apprises sont toutes différentes. Il y a certaines choses dans la vie qu'on ne peut apprendre que si l'on fait un travail autre que sa carri?re professionnelle". Etre arraché ? un contexte familier et ensuite placé dans un autre environnement, tout ? fait nouveau, voire hostile, ressemble beaucoup ? l'expérience du PDG en question.
Le bien-?tre découle d'une certaine perception de soi selon un ensemble de crit?res individuels dont la construction est soumise aux influences diverses. Il arrive souvent que les gens vous entourent de compassion et que cela contrevienne tout ? fait ? votre état psychologique réel ou, bien au contraire, que l'on se plaigne aupr?s de quelqu'un et que celui-ci en soit compl?tement étonné. Dans ce qui suit je vais parler d'une série de situations similaires o? je me suis trouvée ? l'occasion de l'affaire de la Méditation Transcendentale.
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L'affaire de la Méditation Transcendentale a représenté une réaction de punition des intellectuels qui s'étaient engagés dans l'expérience d'une certaine technique de détente proposée par un citoyen étranger avec l'accord des autorités roumaines. L'Institut de Psychologie, qui a accueilli l'expérience en question et qui a fourni un certain nombre de chercheurs pour la valider, a été fermé ? cause m?me de cette tâche qu'on lui avait assignée en 1982. Les chercheurs qui avaient pris part ? l'expérience se sont vus licencier sous l'accusation de participation ? une secte mystique cherchant ? miner le pouvoir de l'Etat. Par la suite ils ont été employés "sur leur propre demande" comme ouvriers sans qualification dans différentes entreprises.
Il y a eu d'autres lieux de travail o? l'on a enseigné des pratiques de détente, le sort des participants y étant pourtant moins dur que celui des chercheurs.
Les chercheurs ont appelé en justice le Minist?re de l'Enseignement et de l'Éducation pour licenciement abusif, mais cela n'a eu aucun succ?s. Le proc?s a eu lieu un samedi, jour o? l'acc?s au Tribunal est interdit au public; dans la salle étaient présents des employés de la Securitate.
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J'ai souvent pensé qu'une certaine na?veté sociale et une lég?reté propre ? la jeunesse peuvent vous aider ? surmonter des expériences de vie en quelque sorte dramatiques. La Méditation Transcendentale qui a mené, parmi d'autres, ? la fermeture de l'Institut de Psychologie entre les années 1982 et 1990 est une expérience de ce genre. Généralement parlant, on pourrait dire que certains de ceux qui y avaient été impliqués et qui se sont vus punir par le Parti ont subi ? l'époque un changement brusque d'identité qui marquait la fin d'une période de langueur, de "rien ne se passe". Comme le disait tr?s bien Andrei Plesu (" Elitele Est-Vest " - Les élites Est-Ouest, dans la revue "22", no. 37/ 2000), ? cette époque-l?, c'est ? dire en 1982, nous  nous approchions en quelque sorte de ce qu'il appelle "l'élite de serre": "Il s'agit de la communauté restreinte des écrivains et des artistes, organisés en unions de création, une sorte de réservations bien surveillées o? l'on vous offrait la possibilité de subsister d'une façon acceptable ? condition que vous ne vous impliquiez pas dans l'immédiat ou  que vous vous y impliquiez d'une mani?re triomphaliste". Je disais que nous faisions en quelque sorte partie de cette élite de serre car, vu que nous n'appartenions ? aucune de ces catégories professionnelles, nous ne bénéficiions nullement de leurs avantages, mais comme nous travaillions dans un institut de recherche nous gagnions notre vie ? travers une activité qui n'intéressait personne et cela nous assurait une existence tout aussi marginale. Personne ne mettait en pratique ce que nous trouvions important, chacun de nous vivait dans une sorte d'implosion de son propre intér?t cognitif, ce qui prouve que, dans le temps, l'autisme peut s'installer m?me dans une communauté dont les membres sont capables par ailleurs d'avoir des rapports sociaux normaux.
Les chercheurs en sciences sociales, dont nous faisions partie, vivaient eux aussi dans une serre, peut-?tre moins confortable que celle dont parle Andrei Plesu, et ils avaient ? leur tour des représentants semblables aux artistes triomphalistes. Mais ? la différence des artistes, certains chercheurs étaient rongés par le complexe de leur inutilité sociale, par l'impossibilité de la mise en pratique de leurs traveaux; désireux de s'impliquer dans l'immédiat et dans le réel, ils manifestaient une plus grande sensibilité face ? l'indifférence et l'indulgence des autorités vis-?-vis de leur noble occupation.
Quant au rôle du psychologue dans la société, personne ne semblait s'en intéresser. En plus son statut de chercheur le mettait facilement ? l'écart de la vie sociale, ce que le pouvoir en place soutenait de façon subversive: un vrai effet de serre que l'on prenait pour de la liberté personnelle voire pour une chance. On pouvait élever ses enfants sans demander la permission des autorités, on pouvait aller ? la biblioth?que quand on en avait envie, on pouvait travailler chez soi - on menait une existence commode. Le registre de présence était rarement vérifié. Nous sentions sans doute que la mis?re quotidienne nous était épargnée. L'éventuel manque de confort qu'on ressentait ? cause de ce privil?ge était rapidement dissipé par une représentation collective romancée et prémoderne du scientifique. Et la vie n'était pas tellement dure car il y a avait une certaine liberté qui fonctionnait, liberté dont on ne voyait pas les limites. On parcourait Calea Victoriei ? pied, on allait voir ses coll?gues qui travaillaient dans d'autres instituts, on se racontait des blagues, on échangeait des biens, surtout des aliments, et plus tard on se passait des recettes de cuisine qui témoignaient d'une imagination que le manque d'ingrédients avait stimulée. Mais tout cela était culturel.
Dans ce contexte de langueur, la Méditation Transcendentale a frappé comme la foudre, mettant fin ? notre ébats culturels. Du jour au lendemain, nous nous sommes retrouvés des ouvriers sans qualification. Nous n'avions aucune expérience de vie, nous n'avions que des ressources d'imagination qui puissent combler l'écart entre nos habitudes et la réalité o? l'on venait de nous jeter. Nous ne savions rien de l'effet de serre, mais nous en étions les sujets, témoignant du manque d'adéquation ? tout ce qui fonctionnait en dehors du milieu protecteur. Il fallait ? présent traverser des mondes et des espaces inconnus, entrer en contact avec des gens vis-?-vis desquels nous étions habitués ? prendre nos distances - une distance qu'on nous avait imposée ou que nous assumions avec un sentiment de culpabilité.
Un jour, Irina Nicolau était venue chez moi pour qu'on taille ensemble un manteau de peaux de veau mal tannées. Nous nous sommes mises au travail avec un sérieux extr?me. Moi, je me laissais guider par la s?reté de sa démarche: tous ce qu'il nous fallait c'était des lames, pour le reste le talent suffisait.  Si bien que, assises en tailleur sur la moquette, nous avons analysé la situation et nous nous sommes mises ? tailler les peaux. A la fin nous avons porté notre création ? un marchand de fourrures. A ma stupéfaction le marchand, ayant jeté un coup d'oeil en experte et ayant laissé défiler devant mes yeux ses clientes habillées de manteaux de marmotte et de vison, nous a dit sur un ton plein de mépris: "Foutez le camp avec vos cochonneries!" Finalement les choses se sont arrangées, mais notre étonnement est resté intacte: comment était-il possible qu'apr?s tant de travail, apr?s tant d'application créative, on apprenne que ce qu'on considérait comme une valeur ne représentait pas une monnaie d'échange pour celui qui appréciait les fourrures de marmotte et de vison. Plus tard, quand j'ai eu l'idée de postuler pour un poste de psychologue ? la Direction Sanitaire, quelqu'un m'a dit que je n'allais rien obtenir sans deux fourrures de vison.
Les relations interpersonnelles qu'on bâtissait autour des privations étaient plus solides. A un moment donné un coll?gue me dit qu'il avait des connaissances ? un magasin de produits alimentaires. Il connaissait la caissi?re et il pouvait se procurer de la viande. Quelques jours apr?s, il m'annonçait que la milice avait confisqué l'agenda téléphonique de la caissi?re et que son numéro de téléphone s'y trouvait inscrit. Certes, il n'y avait pas de danger, mais il aurait été plus prudent qu'on parle au téléphone de mani?re codée. Mais nous avons compl?tement oublié de tomber d'accord sur le code. Alors, employant le téléphone de ma soeur, car elle aussi était intéressée par la viande, on a eu une conversation ? peu pr?s comme celle-ci:
- Lui: Quelqu'un veut vendre des livres.
- Moi: Ce sont de gros volumes?
- Lui: Oui, mais du m?me auteur. Il faut en acheter tous les volumes.
- Moi: Est-ce que je peux prendre des auteurs différents?
- Lui: Je pense que oui, mais eux aussi ont des travaux en plusieurs volumes. Ta soeur peut prendre le tome I et toi le tome II. Ou bien tu t'arranges avec elle.
- Moi: J'aimerais aussi quelques extraits, si tu penses qu'il y en a, de différents domaines, quelque chose de pluridisciplinaire...
- Lui: Je ne sais pas, on va voir...
- Moi: Toi, quels sont les auteurs que tu prends? Peut-?tre qu'on pourrait s'arranger, on pourrait partager les auteurs...
Ce jeu de la convention, je me le rappelle tr?s bien car, poussés par le besoin de raffiner nos contributions personnelles, nous étions parvenus ? une sorte d'euphorie ludique. Je venais de lire un article sur peak experience et ce que je vivais s'y rapprochait. Je ne me rappelle pas si l'affaire de la viande a réussi ou non; si ? l'époque cela était devenu quelque chose de secondaire, maintenant, apr?s tant d'années, c'est tout ? fait insignifiant. Mais le projet ludique non-avoué fonctionnait.
Bien que modestes, nos maisons étaient des espaces bénéfiques. Je venais de lire une histoire publiée par un Polonais dans une revue étrang?re. Il décrivait l'expérience potentielle d'un étranger qui se serait retrouvé tout ? coup en Pologne, ? l'époque, ? l'anniversaire d'un p?re de famille. Tout semblait aller honorablement sinon tr?s bien. Des lampes bien placées éclairaient un living room o? la famille et les amis f?taient l'anniversaire du p?re dont les enfants étaient ? leur tour devenus adultes. On avait servi des hors d'oeuvre, ensuite des plats bien choisi, et puis du café, du cognac et des gâteaux. Du point de vue logistique, c'était parfait. Les hommes et les femmes bavardaient détendus, en fumant et en buvant leurs cafés. Il y avait aussi de la cr?me fouettée et du capuccino pour ceux qui en voulaient : variation - chose incroyable ? l'époque, en Pologne aussi bien que dans d'autres pays communistes. Et tout ? coup l'auteur change de personne et imagine les pensées de la femme, responsable pour la réussite de la f?te. Les boissons, son gendre s'était mis en quatre pour en trouver, car il avait un ami qui... Sa fille avait une coll?gue de bureau qui connaissait quelqu'un qui vendait du café qui lui parvenait de l'étranger, "en colis". Une voisine lui avait donné des oeufs de campagne car ? son tour elle lui avait procuré, pour une ni?ce de province, des livres d'une biblioth?que o? tous les livres étaient en consultation sur place. On pouvait arranger cela par "le livre est en train d'?tre consulté dans la salle de lecture". Enfin, elle m?me, la femme, était allée chez ses  copines chercher diverses choses, comme le cognac. Et en avait trouvé au Shop . C'était toujours une connaissance qui l'avait sauvée. Mais le résultat était ? la hauteur des efforts qu'ils avaient fait. Sous la lumi?re agréable des lampes ? abat-jour,  comme ils avaient offert tout ce qui pouvait faire une bonne impression ? une telle occasion, quelqu'un venu de l'extérieur, c'est-?-dire l'étranger aurait pu dire: "Ces gens ne vivent pas mal du tout!" Les tourments cachés derri?re tout cela n'étaient peut-?tre plus ressentis comme tourments. C'était une victoire, c'était quelque chose de positif, quelque chose qu'ils avaient gagné par des sacrifices qui rendaient l'action presque solennelle, pareille ? une épopée. Cela signifiait transcender le biologique.
C'était ? peu pr?s comme ça que les choses se passaient chez nous aussi, dans le petit monde o? nous vivions tous. On se réjouissait énormément et inlassablement quand on pouvait ?tre ensemble, on parlaient indéfiniment, sans aucune trace d'ennui, on aurait pu continuer ? vivre ainsi pour une éternité, dans ce provisoire heureux.
Vue de loin, la période qui a précédé et puis suivi la Méditation Transcendentale a été une époque o? le temps gardait sa valeur de temps : c'était quelque chose de généreux, qui pouvait accueillir les vécus individuels, nuancés, riches. Nous avions le temps, un temps fluide que les contraintes et les sollicitations n'avaient pas encore brisé, nous avions assez de temps pour pouvoir cultiver nos amitiés et nos amis, pour ?tre ensemble dans le sens le plus humain du mot. Les affects étaient au travail et les privations, qui nous accompagnent toujours, nourrissaient l'imagination. Y a-t-il un étranger, n'ayant pas vécu sous le régime communiste, qui sache comment préparer le fromage industriel ? la maison, dans la cuisine d'un HLM? Ou comment préparer du chocolat? Le monde des désirs se mesurait ? l'aune des privations. Il était si facile de vouloir quelque chose.  Vers 1983, moi et Luri Berza avons dressé ensemble une liste de ce que nous aurions aimé avoir. Je viens de retrouver cette liste dans un livre. Tout ce que nous désirions ? l'époque, tous nos fantasmes engendrés par les frustrations, existent aujourd'hui dans les magasins: raisins secs, bande élastique en couleurs, pistache, olives grandes de Volos, sucre brun, saumon, ballerines, chocolat, vitamines au go?t de fruits, serviettes de table en couleur... Pendant qu'on dressait la liste, lorsque l'une de nous proposait un objet, l'autre s'exclamait avec transport, tout enchantée: "Oui! Oui!"
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Le stage dans l'entreprise "Suveica" o? l'on m'avait envoyée comme ouvri?re sans qualification m'a offert une série d'expériences nouvelles et étonnantes. Tout était direct, first hand. Mes coll?gues de travail s'adressaient ? moi en me disant "coll?gue!". C'étaient des femmes simples, qui avaient des soucis, des femmes communes, tout occupées ? résoudre des probl?mes qui avaient pour elles une importance vitale: les boucles d'oreille pour le bapt?me de leur fille, l'anniversaire d'une année de la petite, o? la coutume exige que l'on coupe une m?che des cheveux de l'enfant, les conserves de légumes saumurés, le linge, les disputes en famille et surtout les ennuis avec les belles-m?res ou les maris. Elles se désintéressaient compl?tement de la politique. Les cours d'enseignement politique avaient lieu dans une pi?ce ? côté de la cuisine et duraient peu de temps. Quelqu'un lisait le journal ? haute voix, les autres causaient plus ou moins entre elles et attendaient que ça finisse et qu'on les laisse rentrer chez elles. Quand on épluchait les pommes de terre sales et nombreuses, elles racontaient des blagues grivoises et se moquaient des hommes. Elles se sentaient fortes et responsables de la vie de leur famille. C'étaient elles qui portaient le fardeau.
Peu apr?s que j'ai été employée ? la maternelle de l'entreprise, apr?s quelque jours de travail dur de nettoyage, on m'a dit que je devais accueillir les enfants, les aider ? enlever leur v?tements, leurs chaussures etc. Je devais ensuite balayer les feuilles mortes de la cour - c'était l'automne - pour qu'ils aient o? jouer. Les institutrices se tenaient ? l'écart et regardaient sans enthousiasme. Je me suis approchée d'un enfant qui pleurait désespérément pr?s de la clôture en fil de fer, et j'ai essayé de le rassurer. Une jeune institutrice, coquette, fi?re de ses longs ongles vernis de rouge, est intervenue promptement en me disant avec importance "de ne pas me m?ler du processus éducationnel". Plus tard elle se plaisait toujours ? m'humilier publiquement. Je dois avouer qu'elle y parvenait: elle me faisait lui apporter sur un petit plateau le café et le toast, qu'elle prenait évidemment aux enfants, et elle exigeait que je l'appelle "Mademoiselle", tout comme elle y avait habitué mes coll?gues aussi. Celles-ci me consolaient - en cachette, bien s?r -  en me disant qu'elle se conduisait ainsi car elle vivait avec un chauffeur qui lui rendait la vie insupportable. Ce qui devait ? son tour l'humilier. Elle avait suivi l'Institut Pédagogique, quoi! Bref, je me suis éloignée de l'enfant et j'ai continué ? balayer la cour, en me dirigeant vers la clôture. Le lendemain, le petit était accompagné par sa grand-m?re. Elle s'est précipitée vers moi pour me dire que la veille elle n'était pas encore partie lorsque l'enfant avait commencé ? pleurer et qu'elle avait vu comme j'avais essayé de le rassurer: "Vous avez été tr?s gentille, m?me si vous ne saviez pas que je vous voyais..." Ses paroles m'ont rendu heureuse, jusqu'au moment o? elle a essayé de me glisser un petit paquet en me disant que c'était du succédané de café. Je fus sidérée. Je n'avais pas vécu de tels moments et je ne savais pas quoi faire. L'effet de serre fonctionnait. J'ai réussi ? n'esquiver en me précipitant dans l'escalier. Une coll?gue m'a arr?tée et m'a expliqué ce que j'aurais d? faire: "quand les enfants arrivent, tu dois toujours avoir une serviette ou un drap sur le bras, et tu prends ce qu'on te donne, et tu le caches dessous".
J'entreprenais avec mes amis des analyses et des interprétations laborieuses de ma nouvelle existence. Depuis, ce qu'il m'arrivait n'a plus jamais suscité un si grand intér?t qu'? cette époque-l?. Apr?s qu'on a fermé l'Institut, un directeur intérimaire nous a annoncé que nous allions ?tre des ouvriers sans qualification. Par conséquent, lorsque j'ai d? me présenter ? l'Agence de placement pour demander un tel poste, la façon dont je devrais m'habiller faisait le sujet des discussions animées que j'avais avec mes amis. Certains soutenaient que je devrais me montrer modeste et afficher un air d'inadéquation sociale qu'on attribuait aux intellectuels. D'autres me conseillaient d'y aller relativement mal habillée, en conformiste, pour gagner la sympathie de l'activiste de parti et pour tromper sa vigilance. Habillée ainsi, ayant un air misérable, Irina Nicolau avait obtenu, ? la surprise générale, le visa pour la Gr?ce.  Enfin il y avait d'autres qui soutenaient que je devais par contre me montrer en grande dame quels qu'en soient les risques. J'ai choisi la derni?re variante. Si bien que, élégamment habillée, parfumée et affichant un air sobre, je suis entrée dans  l'Agence de placement o? le directeur était assis, tout ennuyé, derri?re un bureau plein de poussi?re, dans une pi?ce misérable qui abritait, ? part les deux fauteuils bleus usées, une biblioth?que laide, luisante et compl?tement vide. Apr?s que je lui ai dit ce que je souhaitais, une étincelle de perplexité et d'intér?t s'est allumée dans ses yeux blasés et ? moitié endormis. Il a dit qu'il devait téléphoner ? ses supérieurs. Il a décroché, a demandé quelqu'un et d'un air toujours perplexe, en me considérant des pieds ? la t?te, il a dit: "Camarade... Il y a chez moi une dame transcendentale...".  J'ai déduit qu'? l'autre bout du fil son supérieur était demeuré interdit. Apr?s m'avoir écoutée il m'a dit d'une voix soulagée: "Chez nous c'est impossible, vous habitez dans un autre secteur". Peut-?tre que cette idée salvatrice lui était venue pendant sa conversation avec l'autre. Ou peut-?tre que c'était vrai.
Finalement je suis arrivée dans mon secteur o? le directeur de l'agence, camarade Mos, m'a regardé plein d'une bienveillance protectrice. Apr?s avoir envoyé quelque tziganes ? la cueillette de cerises, il s'est détendu et m'a invitée ? une discussion entre intellectuels: sa fille faisait le Conservatoire. Il m'a  expliqué que toute mon histoire était due ? la crise mondiale de pétrole, ? cause de laquelle on ne pouvait plus ?tre s?r de pouvoir faire le travail pour lequel on avait été formé.
Je crois toujours que je ne me rendais pas tout ? fait compte de la gravité de ma situation. Une seule fois j'ai été terriblement effrayée, quand on nous avait fait venir ? l'Institut et que, apr?s qu'on y avait attendu trois heures que quelqu'un du Parti ou de la Securitate arrive, on nous a dit que cela allait encore durer et qu'on ferait mieux "annoncer ? la maison qu'on ne sait pas quand on va rentrer".
Certes, ?tre jeune signifie souvent ?tre na?f et avoir la capacité d'ignorer les difficultés de la vie. Mais je me demande souvent si ce n'est pas justement "l'âpreté de la vie", comme dit Huizinga, qui donne ? celle-ci une dimension que la serre dont je parlais exclut. Et bien que je puisse invoquer les mécanismes de défense, d'auto-tromperie, je crois toujours qu'? cette époque de ma vie je n'ai pas regardé la vie de travers, mais dans le blanc des yeux.